Une histoire de l'écriture

Au commencement, l'écriture était images. Chaque objet avait son signe: la maison, le rivière. Mais l'homme, qui venait, avec les pictogrammes, d'inventer l'écriture, se heurta aux inconvénients d'un tel système, qui supposait la connaissance de dizaines de milliers de signes. Peu à peu, l'objet dessine désigna donc, par association, d'autres réalités: le pictogramme "montagne" évoqua, par exemple, non seulement la montagne elle-même, mais aussi "la frontière" et, au-delà "le pays étranger".
[...]

Une trentaine de signes pour dire les mots du monde. Cette formidable économie, c'est la révolution de l'alphabet, retracée dans un livre magnifiquement illustré par le rabbin philosophe français Marc-Alain Ouaknin (*) Elle s'est produite au XVe siècle avant notre ère entre la Mésopotamie, la Judée et la péninsule Arabique, c'est-à-dire dans la région à l'interseption des deux grands systèmes d'écriture en vigueur à l'époque, le cunéiforme suméro-akkadien et le hiéroglyphe égyptien. L'alphabet est né sous leurs influences respectives, mais, graphiquement, il est plus directement issu des hiéroglyphes.

Par quel génial processus? La révolution mentale a consisté à couper le lien naturel entre le signe et la chose. L'image tracée ne désigne plus un objet mais un son, c'est-à-dire une réalité interne au langage. C'est le phonogramme, qui naît par un processus appelé acrophonique. L'acrophonie consiste à conserver le premier son d'un mot-image pour désigner non plus l'objet figuré, mais le son lui-même. C'est ainsi que le pictogramme de la tête de taureau - "taureau" se dit "aleph" en sémitique - transcrit le son initial du mot "a". Encore aujourd'hui, le nom des lettres conserve la trace de cette filiation: "a" c'est "aleph" en hébreu, "alpha" en grec.

Ce passage du pictogramme à un système qui donnera naissance à toutes les alphabets des langues occidentales s'est accompli pour transcrire un dialecte sémitique. L'ancêtre s'appelle alphabet protosinaïtique , car il a été découvert, en 1905, dans un temple dédié à la déesse Hathor, patronne des zones minières du Sinaï.
[...]

E, la prière
La cinquième lettre de l'alphabet descend de la cinquième lettre de l'alphabet protosinaïtique, le "hé", transcrit par le pictogramme de l'homme en prière, les bras tourner vers le ciel.

Le graphisme de la lettre évolue selon les mécanismes que l'on retrouve pour les autres: "réduction iconique", basculement et inversion du sens de l'écriture.

La partie inférieure du corps de l'homme disparaît, puis la tête s'efface aussi. Au passage, l'homme debout est passé en position horizontale: la transcendance tournée vers le divin est devenu prosternation, humilité devant la grandeur d'autrui.

Article de Anna Lietti dans "Le Nouveau Quotidien" 29/8/97

RETOUR