Le pêcheur 

 

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Grégoire n'aime pas la foule.

Il cherche toujours à passer inaperçu, à ne gêner personne, et par dessus tout, il veux qu'on ne s'occupe pas de lui. Il veut être transparent, insipide, insignifiant... rien !

Son activité préféré c'est la pêche. Peu de gens viennent le déranger quand il s'adonne à cette occupation. Il est seul face à l'eau, face à la rivière, la mer ou toute autre étendue d'eau. Attraper des poissons n'est pas son but. En général, les rares prises qu'il fait sont immédiatement rejetées.

Ce qu'il préfère par dessus tout, c'est s'adonner à la pêche dans les coins les plus reculés de la France. C'est pourquoi, il est aujourd'hui dans les Alpes. Il s'apprête à monter tout là haut, à bicyclette, avec tout son attirail, pour passer une journée complète à tremper son bouchon et son hameçon dans l'eau glacée d'un quelconque torrent.

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- 2 -

Gaiement, ou gaiment, Grégoire arrive en haut de cette montagne, descend un long et minuscule chemin, à pic, vers le torrent. Là, le soleil matinal lui fait un clin d'oeil... Grégoire est heureux ! Aucun bruit ! Aucune fausse note ! Le torrent chante son insatiable mélopée !

Le hameçon dans l'eau, Grégoire, somnole.

Soudain, une ombre vient déranger sa torpeur. Il ouvre un oeil. Puis l'autre. Les cligne....

Une minuscule silhouette s'avance vers lui du haut du torrent. Tout d'abord il pense à un jeune enfant en raison de son agilité, mais bien vite il reconnaît là un vieillard. Canne à la main, béret sur la tête, petite moustache grisonnante en botte de foin, l'homme s'approche de lui avec un sourire au coin des lèvres.

Le vieillard s'arrête à quelques métres et l'observe sans rien dire.

Grégoire ne s'avance pas à lui donner le bonjour, et prend un air taciturne, comme pour montrer qu'il ne tient pas à engager la conversation.

L'autre n'attend rien. Il le regarde.

Au bout d'une dizaine de minutes, le vieux s'écrit :

-Alors ? On pêche ?

Grégoire le regarde, lui fait un petit sourire, et opine de la tête.

Le vieux toussote, s'ébroue, et reprend son chemin. Il passe derrière Grégoire et continue sa descente du torrent, toujours aussi agile.

Enfin seul, à nouveau, Grégoire reprend sa somnolence qu'aucun poisson ne vient déranger.

 

- 3 -

Ainsi s'écoule une bonne partie de la matinée. Tout est calme, le soleil chante, les oiseaux brillent, les arbres ondulent doucement sous le souffle tiède du vent des Alpes.

Peu avant midi, le vieux monsieur remonte le torrent. Grégoire l'aperçoit vite, car il s'attendait à ce retour. Sautant d'un rocher à l'autre le vieux, pas du tout sénile, ni impotent, arrive à quelques mètres du pêcheur.

Tout en s'appuyant sur sa canne, le vieux commence à se rouler une cigarette dans une feuille de papier maïs. Cette opération lui pend une bonne quinzaine de minutes, beaucoup de tabac, et quelques feuilles de papier. Agile de ses pieds, il n'en va pas de même de ses mains.

Cela n'amuse pas pour autant notre ami Grégoire, qui de toutes façons déteste l'humanité toute entière, mais n'osera jamais l'avouer.

A la fin de sa cigarette, le vieux attend que Grégoire lui lance un regard pour lui dire :

-Alors ? On pêche ?

Grégoire le regarde, lui fait un petit sourire, et opine de la tête.

Content, le vieillard, reprend son chemin, et remonte le torrent comme un isard, et disparaît au bout d'une dizaine de minutes.

Grégoire grommelle quelques peu. Il pensait avoir trouvé le coin idéal à sa flânerie, mais que nenni. Car en effet, Grégoire, quand il est seul (et c'est souvent) emploie des mots qui ne sont plus du tout usité. Souvent il jure intérieurement en utilisant des palsambleu et des diantres à tire-larigot.

 

- 4 -

Après avoir absorbé un frugal repas composé d'une boîte de sardines à lui avec du pain total et de l'eau du torrent, Grégoire se lève pour aller satisfaire un besoin urinaire pressant.

Il fait demi tour pour se mettre face à un buisson et commence sa miction quand tout-à-coup, il se rend compte que le vieux est à nouveau là, et qu'il le regarde uriner, un sourire au coin des lèvres.

Grégoire se tourne un peu pour terminer ce qu'il avait commencé. Puis il repart prend des nouvelles de sa canne à pêche en tournant définitivement le dos au vieux.

Quelques instants après, le vieux est à côté de lui. Il toussote, s'ébroue, crache par terre, fait craquer ses mains, se gratte le cul, se gratte le crâne, se cure le nez, s'essuie sur son béret, pète,  rigole doucement et dit :

-Alors ? On pêche ?

Grégoire, tourne son visage vers lui, et le rouge aux joues et au front répond :

-Oui.

- Ah ben, c'est bien, réplique le vieux.

Puis il s'en va et disparaît on ne sait où. Ou plutôt, Grégoire ne sait où, puisqu'il est seul !

 

- 5 -

Le reste de la journée est à l'avenant. Le vieux à intervalles non réguliers apparaît. Tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt vieux, tantôt vieux...

A chaque fois, il ricane et fait son cinéma. Il termine à chaque fois sa prestation en demandant à Grégoire :

-Alors ? On pêche ?

Grégoire n'en peut plus. Vers 16 heures, il se décide à remballer son attirail et à partir. Il range ses gaules, ses hameçons, ses bouchons, ses fils, ses flotteurs, ses éprouvettes et tout le tintouin qui fait d'un pêcheur un pêcheur à part entière.

Il range tout ça dans ses sacoches de vélo et sur son porte-bagage. Il enfourche sa bécane et entreprend la longue montée du chemin vers la route.

Le vieux le regarde partir, assis sur un roche, à l'ombre.

Le soleil tape dur. Grégoire sue à grosses gouttes toute l'eau de son corps. Il s'essoufle. Il ahane. Il en chie. Quelle est dure cette côte. Le vieux le regarde en bas. Pas question de s'effondrer devant lui. Il ira jusqu'en haut, en danseuse, sans descendre de sa machine.

A mi chemin, Grégoire se rends compte que le vieux a quitté son rocher pour se placer devant le chemin. Le vieux lui fait des grands signes. Comme s'il lui demandait de revenir.

"De la merde !" pense Grégoire. Pas question de redescendre cette fichue côte. Tant pis pour le vieux.

Alors il continue sa montée. Il évite les cailloux. Il danse au maximum, mais ne pose jamais le pied à terre.

Presque en haut. Zut ! Le vieux lui fait encore des signes, et en plus il crie. Le torrent couvre ses hurlements. Grégoire se dit qu'il a dû oublier quelque chose en bas. Tant pis !

Euh ! Non, pas tant pis ! Si le vieux crie comme ça, c'est que ça doit être important. Oh et puis zut, Grégoire décide de redescendre, pour aller récupérer ce qu'il a oublié.

Grégoire redescend donc, en freinant des quatres fers (sic transit). Il effectue à nouveau tout le chemin. Il arrive en bas trempé de sueur, fourbu, ereinté, vidé, essoufflé, crevé, mort, à plat... Il lève tristement un regard vers le vieux.

Celui-ci le regarde, l'oeil malicieux, un sourire au coin des lèvres, et lui dit :

-Alors ? On fait du vélo ?

 
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